Les pieds

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(Article écrit il y a 3 ans, et jamais posté)

Ça fait un moment que je voulais en parler. Des pieds de ce petit garçon qui doit avoir l’âge d’Ulysse. Depuis des mois, tous les jours je les vois par ma fenêtre. Des pieds. Ces pieds. Ses pieds. Immobilisés sur un lit d’hôpital.

Parfois j’ai vu sa mère le veiller. Souvent je l’ai vu seul, et je me suis mille fois imaginée son histoire, même si je ne connaitrai de lui que ses pieds. Je ne sais pas si c’est impudique d’en parler ici. Je me demande comment sa famille réussit à s’en sortir sans lui. Sans lui à leurs côtés. Sans son rire. Je me suis souvent demandée comment on pouvait survivre, sans savoir s’il se réveillera. Je sais qu’il dort mais je ne sais pas pourquoi ni depuis combien de temps.

Et moi, je ressens le soulagement immense d'être l'autre. De ne pas être cette mère là, de l’autre côté de la rue, de la fenêtre. De ne pas être cette mère là qui doit veiller son enfant allongé sur son lit d’hôpital.

Alors voilà, mercredi on y était justement, à l’hôpital. Ulysse a fait une chute au parc, il était sur un jeu pour les grands, malgré ses 3 ans. Je le regardais au loin, bien trop distraitement, et quand je l’ai vu tout en haut j’ai pris peur, et puis j’ai vu qu’il gérait, je ne voulais pas lui transmettre ma peur inutilement parce que je sais que ça met trop de barrières inutiles dans une vie, de ne pas oser faire les choses. J’ai même fini par me dire que j’étais super fière de lui et qu'il assurait du haut de ses 3 ans.

Et puis il est tombé. Évidemment. Il se tenait par une main dans le vide, je l’ai vu, j’ai vu ce qui allait se passer, je suis arrivée en courant mais il était déjà tombé.

Ironie du sort. J’avais prévu un article sur les pieds, et c’est finalement de la tête qu’il s’agit.

De la tête de mon fils tombé au parc, et de ce qu’il se passe dans ma tête de mère.

Et puis après, il y a eu les regards. Ceux que j’ai vraiment pu voir, les regards de compassion de parents, qui se disaient sûrement, eux aussi, qu’ils avaient de la chance de ne pas être cette mère là. Et puis j’ai vu les regards jugeants, je ne sais même pas s’il y en avait vraiment dans le fond, mais je les ai ressentis. On ne laisse pas son fils sur un jeu qui n’est pas de son âge. Et puis j’ai senti la culpabilité, la peur, une immense peur et tout est devenu étourdissant autour de moi. Il est tombé sur la tête, il saignait fort. Beaucoup. C’est impressionnant la tête. Et comme bien souvent, je me suis sentie incapable. Incapable de faire ce qu’il fallait pour lui. Et j’écoutais malgré moi les ordres d’une dame âgée qui avait décidé de prendre les choses en main. Ça partait évidemment d’un bon sentiment, elle ressentait mon trouble, elle était peut-être même passée par là. Mais ses injonctions, son ton, ses gestes, tout me rappelait que je ne savais pas faire. Que je m’y prenais mal avec ce petit garçon que je tenais fort dans mes bras en pleurant.

Allongez-le.

Mais pas au soleil enfin. Mettez-le à l’ombre.

Donnez-lui à boire.

Il faut appeler les pompiers.

Nettoyez sa plaie.

Et moi je m’exécutais, comme si elle savait mieux que moi. Sauf pour le spray antiseptique, j’ai retrouvé mes esprits et j'ai dit non, j’avais peur que ça fasse mal à Ulysse. Elle m'a dit que si, il fallait mettre du spray, laissez-moi faire. Je lui ai répondu que c’était très gentil de sa part mais qu’il fallait arrêter de me parler comme à une enfant et me donner des ordres, et elle s’est énervée en me répondant « mais moi je veux vous aider si vous n’êtes pas contente blabla ».

Je ne sais pas si je voulais vraiment que cette dame prenne tout en main finalement. Je sais simplement que j'étais déconnectée de (ma) réalité, et qu'il m'a fallu un temps pour reprendre le dessus sur mes émotions. Je ne sais pas si ça a duré 2 ou 15 minutes. Un temps de latence pendant lequel j’aurais voulu décider de ce qui était bon pour mon petit garçon. Me faire confiance, tout simplement. Mais je n’ai pas su, encore une fois.

La vulnérabilité.

J’ai l’habitude que les gens prennent l’ascendant sur moi, parce que je ne me crois pas capable.
J’ai appelé les pompiers, ils m’ont dit de patienter, qu'ils allaient me mettre en relation mais ça a duré trop longtemps pour moi alors j’ai raccroché. J’ai voulu aller à l’hôpital moi-même. La personne que je venais d’avoir en ligne m’a rappelée et m’a engueulée parce que j’avais raccroché et qu'il ne fallait pas faire ça. Et moi je m’excusais, pardon monsieur je comprends mais c’est trop long, j’ai peur alors je vais aller à l’hôpital moi-même. Pardon monsieur, mon petit garçon saigne, je vais raccrocher maintenant, je dois y aller.

Et puis il y a eu la gentillesse, les gens qui donnaient des mouchoirs, les autres qui me tendaient des compresses, d'autres de l'eau, et une dame qui m’a proposée de me prêter sa poussette pour aller plus vite à l’hôpital.

Et la course dans la rue avec Ulysse dans les bras, les urgences, lui qui pleurait toujours très fort - et qui ressentait ma peur, le tee-shirt en sang, mes mains aussi, son petit crâne aussi. La dame de l’hôpital qui me disait d’arrêter de pleurer, que ce n’était pas grave, que ça avait déjà commencé à coaguler, qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que tout allait bien, que c'est toujours très impressionnant la tête parce que ça saigne énormément, mais que bien souvent ce n'est vraiment pas grave. Et les infirmières, le bandeau de pirate, la salle de suture, la gentillesse de la docteure, le gaz hilarant, le dessin animé de Sam le pompier, les agrafes. Et puis c’était fini, tout allait à nouveau bien.

Ulysse ne retiendra que le bandeau de pirate sur la tête et le gaz hilarant. Il n’a même pas vraiment réagi pendant la pose des agrafes. Mais quand c’était fini il s’est mis à crier. Il continuait de respirer le gaz, il ne voulait plus le poser et il voulait regarder la fin de Sam le pompier, sur le lit d’hôpital, dans cette salle des urgences.

Moi, je retiendrai que j’ai failli.

Pas du verbe faillir ; failli réussir à m’imposer.

Le soir en couchant les enfants, en fermant les volets et en voyant les pieds du petit garçon en face, j'ai pensé fort à sa maman. Et j'ai embrassé les pieds, mais aussi la tête de mon petit garçon.


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