La peur

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Cette nuit Roméo est venu dormir dans notre lit, il avait peur.

Et puis à l'aube, des hommes ont frappé très fort à une porte du 3ème étage, juste en-dessous de nous. Ils criaient d’ouvrir, ou ils allaient défoncer la porte. Ils tapaient encore plus fort. Yann a dit, mi-endormi, mi mec à qui on ne la fait pas, « à cette heure-là, c’est une perquis’ ». Roméo a demandé ce que ça voulait dire une perquis', et pourquoi les gens criaient, et ce qui se passait. Je suis allée à la fenêtre de la chambre des garçons, la seule qui donne sur la rue. Il y avait des policiers en civil, avec brassards de police. Certains guettaient l’entrée de l’immeuble, d’autres avaient les yeux rivés aux fenêtres, sûrement pour vérifier que personne n’essayait de s’échapper. Et puis c’était fini. On ne saura sûrement jamais ce qu'il s'est vraiment passé. Roméo a fini par se rendormir, en nous tenant la main à Yann et à moi. Je ne me suis pas rendormie. Ce matin, il nous a dit qu’il avait fait un cauchemar cette nuit, que des hommes méchants étaient entrés à l’école. C’est pour ça qu’il était venu dormir avec nous, quelques heures avant « la perquis' ». Avant-hier, ils ont fait un exercice anti-intrusion à l’école. Comme dans toutes les écoles publiques de France, j’imagine. 

Voilà une autre chose à laquelle je ne m’étais pas préparée en devenant mère : la peur. D’élever des enfants dans un monde qui perd pied. D’avoir le souffle coupé à la simple idée qu’il puisse leur arriver quelque chose. De n’avoir aucune idée de leur futur. La peur qui nous consomme, et qu'on ne contrôle jamais.

Depuis que Roméo nous a racontés son cauchemar de cette nuit, je n’arrête pas de repenser à cette lettre que je lui avais écrite en novembre 2015, peu de temps après les attentats. Il avait tout juste 1 an. J’avais eu le besoin, à ce moment-là, de lui écrire mon amour. De laisser une trace, « si jamais ». Si jamais il m’arrivait quelque chose. J’ai été profondément marquée par les attentats de janvier 2015. J’ai des souvenirs très précis de ces moments. Roméo en porte-bébé contre moi, il avait 2 mois et demi, on allait sortir de l’hôpital pour une visite de contrôle. Une dame est arrivée en courant, me disant d’aller me cacher avec mon bébé, qu’il se passait des choses terribles, que des hommes armés tiraient sur des gens dans le restaurant casher à côté de l’hôpital. Je revois les hélicoptères dans le ciel, les gens et le silence. Mes larmes. La peur. Et puis certains ont décidé de sortir, ce n’était pas le restaurant casher à côté, mais le supermarché casher quelques centaines de mètres plus loin. Je me souviens avoir couru, m'être cachée derrière l'arrêt de bus, avoir traversé la rue et composé le code de l’immeuble (nous habitons juste en face de l’hôpital), avoir rabattu la lourde porte en bois, et m’être effondrée une première fois. Avoir passé la seconde porte de l’immeuble, monté les 4 étages, m’être enfermée à la maison avec mon bébé. M’être cachée, loin des fenêtres. Avoir essayé d’appeler Yann, m’inquiéter. Il déjeunait avec Arnaud ce jour-là. Ils ne savaient pas encore ce qu’il se passait. Et puis j’ai commencé à suivre les informations sur mon téléphone. À attendre des nouvelles des gens que j’aimais. Avoir attendu le retour de Yann à la maison, et nous savoir tous les 3 ensemble. Et puis il y a eu la suite, l’horreur et la peur, encore. Et cette lettre écrite des mois plus tard, en novembre, quelques jours après les attentats.

 

Mon bébé, mon amour, ma vie.

Ces mots, je ne les écris pour personne d'autre que toi. J'ai simplement un besoin viscéral et urgent de t'écrire tout mon amour et mes peurs de jeune maman.

J'ai peur mon amour. Ce WE ils ont tué mon Paris. Mon quartier. Ces lieux pleins de vie que j'aime tant et où j’aimerais t’emmener. J'aimerais dire qu'on les emmerde, qu’on continuera de refaire le monde aux terrasses, un peu enivrés, et qu'on portera des jupes encore plus courtes qu'avant. Parce que cette liberté, elle est inaliénable. J'aimerais qu'on vive et qu'on s'aime encore plus fort qu'avant. Et que ça soit tellement naturel pour toi, que tu ne t’en rendras jamais compte.

J'avais commencé à t'écrire le 7 août, déjà. Il y a 3 mois et demi. Le mail est dans mes brouillons. Je m'étais arrêtée à la deuxième ligne. “Ce matin, comme tous les matins depuis des mois, je pars avec la peur de ne plus te revoir mon bébé. Ma famille. 6 mois déjà depuis les attentats qui ont meurtri notre pays”. Parce que je ne savais pas quoi dire d’autre, comment le dire et par où commencer, je ne t’ai finalement jamais écrit ce message. Il allait rester dans mes brouillons, peut-être pour toujours. Mais il y a eu ce qu’il s’est passé il y a 4 jours déjà. Et la vie a changé. Va changer. Je pleure toutes les larmes de mon corps depuis vendredi soir. Je ne les comprends pas, je suis atterrée, puis j'ai l'impression d'oublier, un quart de seconde, avant d'être à nouveau projetée dans cette violente réalité que je n'accepte pas.

Ce matin, comme hier matin, j’ai entendu les portes du RER A se refermer derrière moi. J’ai eu la terrible envie de crier “stop” pour qu'elles s'ouvrent, et partir en courant te retrouver et te serrer dans mes bras. J’avais la sensation d’être dans un grand huit. On sait que ça va partir vite, qu'on va avoir le cœur qui va décoller. On a tout à coup terriblement peur, et on sait que c'est trop tard, qu'on ne peut plus faire marche arrière. Et quelque part c’est un peu grisant, on perd le contrôle, on s’en remet à d’autres. Comme une fatalité.

Le Carillon, j'y ai bu des bières et du Sauvignon. J'y ai passé des soirées entre filles et d'autres entre amis. J'y ai attendu qu'une table se libère au Maria Luisa. J'y suis allée parce que j'habitais à côté. Mais aussi parce que j’aimais cet endroit. C'est le QG de Julie, et pour rien au monde elle ne passerait son vendredi soir ailleurs je crois. Par chance -pour elle-, elle n’y était pas encore ce vendredi. Elle se préparait, chez elle. Mais d’autres ont décidé de commencer la fête plus tôt, et n’ont pas eu cette chance. Parce que “Paris est une fête” mon amour.
Je l'avoue, j'ai même déjà été contente de voir des affiches à la porte du Carillon, annonçant qu'il était fermé par arrêté préfectoral, pour tapage nocturne. Parce que je l'aimais, et des fois je le détestais ce bar. Trop de bruit, trop de parisiens bobo. Ce que je suis, mais que parfois je répugne malgré moi.
Et combien de bo-buns mangés au petit Cambodge ? Pas assez sûrement. Refoulée plusieurs fois aussi, parce que c'est bien trop petit et bien trop bon pour avoir sa chance à chaque tentative. La dernière fois que j’y ai mangé, j’étais enceinte de toi. Il n’y avait pas de place. La serveuse n’avait pas envie de me faire attendre, elle nous a trouvés une table. On a écrit notre commande, on a dit putain qu’ils sont bons leurs bo buns. On est rentrés chez nous. On était avec Ophélie & Antoine. Ophélie, mon amie, mon amour. Ophélie qui m’a laissée sans nouvelles vendredi, innocente dans un bar d’Hôtel de Ville. Ophélie, qui m’a tellement inquiétée. J’ai eu peur pour elle. Pour “ce” qu’elle porte en elle, et pour ce qu’elle est. Et puis j’ai eu peur pour ma “petite Julie” aussi. Qui m’envoie un texto pour me dire qu’il y a eu une fusillade à côté d’elle. Qu’elle est enfermée dans le Franprix et qu’elle va bien. Qu’ensuite, elle a été cachée par des voisins bienveillants, qui ont fait preuve d’une solidarité exemplaire. Comme beaucoup de Parisiens ce soir-là. Parce que l’amour & l’amitié, la solidarité & l’entraide l’ont emporté sur tout le reste.

Je ne sais pas quel âge tu auras quand tu liras ces lignes et quand tu les comprendras. Je ne sais pas ce qui aura changé dans notre monde et surtout dans le tien. Je ne sais pas s'il sera beau et fleuri. S'il sera fou et doux. Je l’espère tellement. Mon bébé, mon amour, ma vie. Ton papa et moi on t'aime si fort, on est si fiers de toi. On est une famille. Rien n'est plus précieux à nos yeux que tes beaux sourires et tes airs coquins de bébé heureux, ravi par des petits plaisirs simples qu’on ne sait pas toujours apprécier.

Je donnerai 10000 fois ma vie contre un seul de tes cheveux. J’ai l'horrible sentiment qu'il va se passer quelque chose d’encore plus terrible dans peu de temps, et que je vais être séparée de toi. Je dois donc t’écrire, et vite.

Je t’aime. A la vie, à la mort mais surtout pour toujours.
Ta maman.

 

Ulysse est en moyenne section. Il a fait le même exercice anti-intrusion avant-hier. Pour lui, la vie est encore un jeu. Il a joué à se cacher sans qu’on voie ses mains et sans parler. Cette nuit il ne s’est pas réveillé, il n’a pas entendu la police crier, il n'a pas ressenti la peur de son frère. Ni la mienne. À 4 ans, on ne ressent pas ces choses-là. À 8 ans, le peur commence à interroger, elle fait naître de nombreux questionnements. Et quand on est parent, elle ne nous quitte plus. Avant d'être mère, je n'aurais jamais imaginé pouvoir m'inquiéter si fort pour d'autres personnes. Et moi, j’ai du mal à savoir si je dois protéger mon Roméo, ou si je dois lui raconter le monde tel qu’il peut être, dans ses mauvais côtés. Je ne sais pas ce qui rend service ou ce qui inquiète encore plus. J’aime me dire qu’à 8 ans, il doit encore être préservé. Que ça viendra tout seul. Que c’est juste un peu de répit dans son innocence d’enfant. Parce qu’au fond de moi, j’aimerais qu’on vive tous dans cette innocence qui préserve les jolies choses.

 


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